Vous n’avez peut-être pas entendu parler de T.Krishnamacharya. Cependant, vous pratiquez le Yoga selon BKS Iyengar, Pattabhi Jois, S Ramaswâmi, TKV Desikachar, Sri Bhashyam ou encore AG Mohan, Indra Devi, Gérard Blitz ou Yvonne Millerand, ou d’autres fabuleux enseignants encore. Savez-vous que votre pratique quotidienne provient d’une seule source commune, leur maître à tous, le légendaire Yogi qui, entre autres choses, savait arrêter son cœur et devint centenaire, Tirumalai Krishnamacharya ?
Au sud de l’Inde, dans l’état du Karnataka, le village de Muchukundapuram, vit naître Tirumalai Krishnamacharya le 18 novembre 1888. Son père, Srinivasa Tatacharya fût son premier enseignant le réveillant à deux heures le matin pour la pratique des âsana et la récitation du veda ! Sa mère Ranganayakiamma donna ensuite naissance à deux autres fils et trois filles. Il perdit son père et guide à l’âge de dix ans déjà et, la famille déménageant par conséquence à Mysore, il continua d’étudier alors sous l’autorité du guru Sri Krishna Brahmatantra Swâmi, qui n’était autre que son arrière grand-père, pontife de la Parakala Math de la ville.
Après une retraite de près de huit années dans l’Himalaya au pied du mont Kailash au bord du lac Manasarovar, passée sous la conduite du maître Rama Mohana Brahmachari, qu’il avait cherché spécialement avec grande et ferme détermination, il devient le propagateur du Yoga que l’on sait. Il étudie l’Âyurveda à Calcutta, les philosophies classiques indiennes à Bénarès, Allahabad, Patna et Baroda. Krishnamacharya sillonne l’Inde et remporte aussi des joutes oratoires et de nombreux débats casuistiques.
Préférant se consacrer à l’enseignement du Yoga, répondant ainsi au vœu de son maître, il refuse des chaires de philosophie dans les universités. Appelé de partout et en particulier par les maharajas, le vice-roi, la diffusion du message du Yoga grandit et l’écho de sa réputation résonne dans toute l’Inde et à l’étranger. Il n’a eu de cesse de transmettre et cela devait durer jusqu’à son dernier souffle en 1989, à plus de cent ans.Plus qu’on ne l’imagine la transmission de la tradition du Yoga s’est appuyée sur sa science et son enseignement. Sans aucun doute le mythique Yogi Tirumalai Krishnamacharya a influencé plus d’un pratiquant et plus d’un enseignant du monde d’aujourd’hui, en diffuseur zélé qu’il fût.
De nombreux épisodes de sa vie narrés par tous ceux qui l’ont connu, relatent combien T.Krishnamacharya était à la fois unique et doté de multiples facettes. Tantôt sévère, tantôt généreux, il pouvait corriger la récitation des prêtres ou tenir d’interminables discussions avec des philosophes. Découvrant ce puits de science ou cette «montagne», comme certains le nommaient, Jiddu Krishnamurti (1895-1986) lui demanda avec insistance qu’il transmette un maximum de son savoir. Ce qu’il fît auprès de ses élèves et nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, bénéficient et apprécient sa vaste érudition.
Cherchant à revaloriser l’intérêt pour l’ancienne tradition du Yoga, à convaincre les êtres que la science du Yoga n’est pas seulement affaire de postures et d’exercices respiratoires, Krishnamacharya devint célèbre pour ses applications individualisées et thérapeutiques du Yoga. Ce qui lui valut d’être souvent consulté avant même tout médecin du pays !
Quelques contributions
L’utilisation de la respiration ujjâyî dans la posture ou en la forme la plus adéquate et comme préparation au prânâyâma proprement dit, c’est lui. La récitation des vedas par tout un chacun, quel qu’il soit, femmes, étrangers, autres castes, etc., c’est lui. L’apport du propos et du raisonnement âyurvédiques appliqués à la pratique dans le respect de l’individu, c’est encore lui. Les notions par exemple de brimhana et langhâna qu’on retrouve dans la Caraka-samhitâ, texte essentiel de l’Âyurveda, s’appliquent également à la pratique des âsana, des prânâyâma, etc.
Son message
T.Krishnamacharya avait toujours soif de s’instruire davantage. Il répétait souvent : « C’est en s’instruisant qu’on se rend compte de tout ce qu’il y a à apprendre… »
Cet éminent pédagogue mettait toujours l’accent sur le fait qu’une quelconque formation, qui conduit à gagner sa vie mais prive l’individu de la réflexion sur lui-même pouvant l’amener à une qualité de vie et d’être meilleure, ne pouvait pas être une formation complète.
Il aimait évoquer aussi que dans la science du Yoga on insiste particulièrement sur la pratique abhyâsa et le détachement vairâgya pour établir une relation harmonieuse entre prakrti la nature, citta le mental et âtman le Soi (se référant autant au Yoga-sûtra I-12 qu’à la Bhagavad-Gîta VI-35).
A tout moment T.Krishnamacharya inventait des exercices, des variations, il a aussi écrit plus de vingt ouvrages en différentes langues. Il démontrait constamment que l’innovation est le maintien de la tradition, la nourriture la faisant fleurir et la rendant vivante. Incontournables sont le renouvellement et la remise en cause que l’innovation sollicite. En cela T. Krishnamacharya nous captivera toujours.
Je le remercie chaque jour pour la direction, celle de la créativité et de l’innovation, et l’esprit de recherche qu’il a su insuffler en ses élèves. Les rencontres avec lui, qui furent toutes intenses, me mirent face à la grandeur. A chacune d’entre elles, je me sentais à la fois plus condensé et comme soudainement ensorcelé par sa puissante présence. J’en conserve de vivants souvenirs que je chéris.
Malek DAOUK
A l’occasion du colloque à l’Université de Lausanne des 10-11 février 2006