Tradition – Voyage au pays de l’élan du cœur

Les voies de Yoga, quel que soit leur particularisme, ont en commun une seule et même orientation : diminuer notre illusion. Laquelle ? Dans la perspective du Yoga, il s’agit de celle de la séparation. En effet, nous constatons souvent que nous nous vivons comme « séparés de l’unité ». Du reste, qu’est-ce que l’unité dans la science du Yoga ? A l’instar des maillons d’une chaîne ou des composants des atomes, chaque élément s’agrégeant ou s’associant à l’autre, tout élément de la nature, dont chacun de nous fait partie, se trouve en liaison avec les autres. L’unité est la définition même du Yoga chez Yâjñavalkya [1]. Elle s’exprime comme un lien intense entre l’entité intérieure ou conscience individuelle et l’univers infini vêtu de mystère qui nous entoure. Nous pouvons expérimenter cette liaison dans des instants de grâce, costumés d’éternité. Des imminences suspendues à marée basse…

Sans perception de l’unité de toute chose l’être humain vit alors dans la dualité permanente, avec le sentiment récurrent d’être coupé du bonheur d’être. Clivage dont chacun fait plus ou moins l’expérience. Un sentiment de fragmentation qui se traduit le plus souvent par l’expression du désir d’une chose et de son contraire en même temps. 

Dès lors quelle prospection privilégier au quotidien ? Recherchant trop souvent son bonheur en l’autre ou à l’extérieur, la vraie quête pour le pratiquant éclairé ne se situe-t-elle pas à l’intérieur de soi ?

Parmi l’abondance des voies de Yoga nous trouvons, le plus régulièrement transmis, le travail corporel, respiratoire et méditatif. Excellente occasion de prises de conscience que fournissent les postures, le souffle et les formules à réciter ou mantra qui leur sont associés. Cette pratique nourrit et développe la compréhension de soi, élargissant les possibilités de vivre des états de conscience modifiés, de vibrer comme une coque de navire au rythme des vagues de sa destinée. Condition extatique ou ravissement évoluant à la fois vers une ouverture plus vaste et une focalisation plus aiguisée.

Néanmoins trois grandes catégories classiques de Yoga sont admises par la tradition indienne, les trois mârga ou voies de réalisation suivantes :

  • Celle de l’action purificatrice accomplie avec consécration sans attente des fruits ou karma-Yoga
  • Celle de la réflexion approfondie et murie à la lumière des enseignements des textes et des maîtres ou jñâna-Yoga
  • Celle de l’adhésion vibrante et aimante, remplie de complicité pour la vie ou bhakti-Yoga

Il est à noter que la dernière voie, celle du cœur, s’oppose ainsi à la perte de confiance ou d’estime de soi, au doute viscéral (samshaya)[2] qui parfois s’abat sur certaines personnes; accablement que l’on retrouvera si bien dépeint au premier chapitre de la Bhagavad-gîtâ, lorsqu’Arjuna, le combattant magnanime, vit des symptômes physiques sur le champ de bataille comme les tremblements du corps ou la sécheresse de ses lèvres ; en somme, le noble kshatriya (appartenant à la caste des guerriers) vit un découragement et un égarement complets qui le démoralisent. À juste titre Krishna, son ami cocher et instructeur divin, le tancera de s’engager sur le chemin du Yoga de l’intelligence ou de l’habileté dans l’action (karmasu kaushalam), de l’attitude concentrée (vyavasâyâtmikâ) et de l’élan du cœur (bhakti). [3]

Au sein des voies multiples proposées au chercheur, Nâthamuni, sage yogin du 9ème siècle, suggère une voie directe de réalisation. Dans son traité le Yoga-rahasya, il nous enjoint de considérer le Yoga de l’élan du cœur, de la dévotion, comme la voie rectiligne. En fait, il s’agit d’une double voie, formée de bhakti et de prapatti. « Au plus haut degré de pratique, le Yoga s’exprime en deux types : bhakti et prapatti. A travers eux, chacun pourra toujours obtenir ce qu’il souhaite, s’appuyant sur ses capacités individuelles ».[4]

Chemin sans méandre auquel se référait et sur lequel insistait souvent le professeur Tirumalai Krishnamacharya (1888-1989), le père et maître de T.K.V.Desikachar.

Voie d’accès la plus franche pour un aspirant sincère qui souhaite se libérer des vicissitudes de sa nature conditionnée et trouver la félicité en lui, le bhakti-Yoga ou le prapatti-Yoga ne sont pas éloignés et se complètent l’un et l’autre. Servir avec enthousiasme et s’en remettre de tout son cœur, ne sont-ils pas deux des plus nobles exercices, bien que drastiques et rigoristes, qu’il nous soit proposé de réaliser ? Il ne s’agit rien de moins que de parvenir à cultiver en soi, aussi souvent que possible, une attitude de dévouement. De façon concise, s’élancer sans réserve vers son but constitue le passage. Aussi s’agit-il de préciser de quoi se composent bhakti et prapatti selon Nâthamuni : « Le Yoga aux huit membres, ashtanga-Yoga est appelé le bhakti-Yoga. On parle du Yoga aux six membres, shadânga-Yoga, comme étant le prapatti-Yoga ». [5]

Il s’agit des membres classiques de l’ashtanga-Yoga décrits par Patañjali dans le 29ème aphorisme duIIème chapitre du Yoga-sûtra. Composés d’observances, de disciplines dans nos relations à nous-mêmes et aux autres, telle l’hygiène, tels le respect et les égards, de pratiques corporelles purificatrices, respiratoires, émotionnelles et mentales, pour culminer en la focalisation de l’esprit, jusqu’à l’immersion radieuse de celui-ci en le présent perpétuel. La pratique des quatre premiers des huit membres conduit aux suivants et, selon Nâthamuni, l’ensemble devrait nous mener au Yoga de l’élan du cœur.

Le shadânga-Yoga consiste justement en le Yoga du prapatti ou du renoncement en faveur d’une autre instance plus haute que soi, de l’amour de la Source. Il est constitué de six membres [6] :

  • La résolution intérieure de n’accomplir que ce qui plaît à la Source
  • Renoncer aux actions qui nous distraient et nous éloignent de la Source
  • Garder la confiance que la Source généreuse nous protège
  • Célébrer constamment la mystérieuse Source
  • Savoir s’en remettre complètement à plus haut que soi
  • Conserver une attitude mesurée et humble

La voie de la participation active et amoureuse à la vie ne se réalise que dans l’acceptation de « ce qui est « . Dans cette pratique, parce que notre acceptation est à la mesure de notre abnégation, nous n’avons plus le choix de nous plaindre. Nous adhérons avec enthousiasme en toute simplicité. Quelque tournure que prennent les événements, notre acceptation est si intense que nous coopérons directement à ce qui arrive, qui par protestation, qui par un retrait affichant l’indignation ou la révolte, qui en emboîtant le pas aux faits, qui en soutenant les choses, qui en contribuant activement aux situations, etc.

Quatre étapes inéluctables pavent de patience le chemin ardu du bhakti ou prapatti-Yoga :

  • Une enquête basée sur le discernement le plus fin. Une sorte d’écoute et d’observation des résonances qui vibrent en soi. Une quête éclairée, par exemple par un maître. Une interrogation soutenue par des textes
  • Une remémoration du but que l’on s’est choisi et un ferme maintien de la direction prise, sans tergiversations. Une pratique d’un seul principe jusqu’à l’éclosion de sa portée [7]
  • Une attitude de distance [8] que nous pouvons cultiver au quotidien en abandonnant toute position de jugement de soi, des autres, du monde
  • Le perfectionnement sous forme de maints recommencements, acceptant que mieux faire et mieux être se peuvent

Chacun expérimente souvent à ses dépens des situations difficiles à vivre. Aujourd’hui comme hier, des événements ou même des tragédies nous bouleversent et nous bousculent. D’aucun se demande alors quelle soutien recevoir des pratiques du Yoga de l’amour de la vie ou de quelque voie de Yoga ?

Dans les situations douloureuses ou délicates, réside le vrai défi, celui de tester notre capacité d’acceptation. D’où l’idée d’un entraînement quotidien bien nécessaire pour se préparer à faire face à l’inconnu. Il ne s’agit pas de prendre le bhakti-Yoga à la légère comme un dérivatif, car le manque d’engagement ne nous permettra pas d’atteindre l’objectif. Par ailleurs, il serait naïf de croire que l’usage seul, voire fanatique, de la voie du cœur en tant que telle nous sauvera davantage; la voie du prapatti-Yoga se doit de passer à l’action, éclairée par le discernement.

Dès lors, la question se pose naturellement de savoir si, quand les choses ne correspondent pas à l’idée qu’on s’en fait, ou lorsque nous rencontrons le premier embarras ou obstacle, nous n’avons pas tendance à abandonner notre effort, à baisser les bras et dans la foulée à oublier notre élan dévotionnel !

Rappelons-nous toujours que notre perception est davantage basée sur nos propres idées comme sur ce que nous projetons et recherchons. Plus rarement se fonde-t-elle sur « ce qui est », stricto sensu. Pourtant, toujours à notre disposition, « ce qui est » brille de sa pérennité.

Au sein de cette voie de Yoga, il n’y a pas de formes arrêtées ; toutes celles susceptibles d’être revêtues par l’aspirant servent de tremplin, d’accès.

Le chant ou nâda-Yoga, la pratique de la récitation ou mantra-Yoga, l’accueil vigilant des signes, des intuitions et indices par le développement de l’observation et de la connaissance ou jñâna-Yoga, « l’éprouvé » exprimé comme expérience de croissance dans le partage commun ou satsanga, la mise en marche des forces psychiques intérieures par la pratique du silence et de la concentration ou dhyâna-Yoga, la dimension de recueillement dans la prière par la répétition murmurée ou mentale, ou japa-Yoga, etc.

Nous sommes saisis ici d’une des plus grandes voies de Yoga qui exprime l’amour de « l’êtreté » par le pratiquant. Son but : être, réaliser « l’étant ». Être en joie. Aimer être. Joie d’être. Vivre la fulgurance de netteté des états de conscience. L’élan du cœur ne se désire pas, il brûle par sa chaleur même. Pour celui qui a atteint la présence de l’être en lui, se dessine sur son visage un sourire entendu et serein, celui de la transparence. 

Par la méditation, revenir sans cesse à la paix avec soi-même est comme l’attitude aimante du confident avec son ami, du parent avec son enfant. 

L’offrande en tant qu’élan du cœur est la voie royale sans détours pour le voyage au pays de la félicité. Offrir de son temps et de ses compétences, ses actions, ses pensées comme son souffle, à sa guise, au rythme et en la forme qui nous correspondent.

Mais pour tout un chacun, quelle est le point de départ et la base de la quête du pratiquant en Yoga ? Si rendre le corps souple et agile, développer le souffle et orienter l’esprit sont autant de pratiques incontournables qui forment le chemin, sachons que nous pouvons aller plus loin. 

En effet, le bhakti ou prapatti -Yoga est en fin de compte une attitude à développer. Il s’agit d’une vive participation amoureuse à la vie, une contemplation associée au frémissement du cœur tel un chant d’oiseau qui emmène l’adepte au pays d’une pure joie intérieure.

Là où se sont estompées les épreuves et où la nature, merveilleux habit de la Source, peut se mirer en nous et nous en elle, marquant de sa caresse notre âme émue comme une risée la surface des eaux, l’esprit libéré au préalable des préoccupations troublantes, se trouve le prapatti-Yoga, celui de l’élan du cœur plein et conscient. Effleurement du plein qui est vide. La manifestation, un jeu, un vide qui est plein. 

Défaire plutôt que faire pour s’éveiller et aimer aimer devient l’itinéraire du voyage.

© Malek Daouk – Mars 2008

La Bhagavad-Gîtâ


[1] Yoga-Yâjñavalkya samhitâ, Chap. I, shloka 44, « samyogo yoga iti uktah jivâtman paramâtmanoh », le Yoga est dit être liaison et unité entre le Soi individuel et le Soi suprême.

[2] Cf. Yoga-sûtra de Patañjali, Chap. I, sûtra 30, samshaya est le troisième des neuf obstacles sur le chemin de la réalisation décrit par Patañjali.

[3] Cf. Bhagavad-gîtâ, Chap. I, shloka 28 à 30, Chap. II, shloka11 à 53, en particulier les shloka 41 et 50 & Chap. XVIII 65 à 68.

[4] Cf. Yoga-rahasya de Nâthamuni, Chap. I, shloka 4 : « yogau dvau paramau tatra bhakti prapadanâbhidau / yathâdhikâram sarveshâm sarvâbhistapradau sadâ// ».

[5] Cf. Yoga-rahasya de Nâthamuni, Chap. I, shloka 6 : «ashtângasahitoyogo bhaktiyogah prakîrtitah / shadanga sahito yogah prapattiriti bhanyate// ».

[6] Cf. Yoga-rahasya de Nâthamuni, Chap. I, shloka 12 : «ânukûlasyasankalpah prâtikûlasyavarjanam / rakshishyatîtivishvâso goptrtvavaranam tathâ / âtmanikshepakârpanye shadangânîti hi shrtih //

[7] Cf. Yoga-sûtra de Patañjali, Chap.I, sûtra 32 : « tat pratishedhârtham eka tattva abhyâsah ».

[8] Cf. Yoga-sûtra de Patañjali, Chap.I, sûtra 12 : « abhyâsa vairâgyâbhyâm tannirodhah ».